Marre de la bienveillance (et de ses non-dits)!

Oui, j’en ai marre de voir ce terme partout dans les collectifs que j’accompagne… dans les chartes, les règles de communication, les recadrages…Marre, surtout de la censure qu’elle provoque parfois. Je tente l’exercice d’un article pour y déposer mes réflexions et mes références sur le sujet. Je ne développe pas ici l’ensemble des processus auxquels je me réfère, mais je vous laisse des liens pour pouvoir les approfondir.

C’est quoi la bienveillance en fait ?

 Pour moi, quand j’invitais à une communication « bienveillante » (dans mon livre par exemple), j’entendais une communication basée sur les principes de Communication Non-Violente (CNV pour les intimes). Quelle révolution quand je me suis formée en 2011 ! Quelle joie de pratiquer avec mes amis, mes collègues, mes enfants. De voir que j’arrivais mieux à faire passer mes idées en parlant en observation/ressenti/besoin et que je me suis mise à formuler des demandes. Et je reste convaincue qu’une formation à la CNV est indispensable pour des relations fluides et authentiques. 

Mais alors, que s’est-il passé en moi pour que la bienveillance ne me parle plus ? Comme une sorte d’indigestion…

Retour sur quelques expériences

Plusieurs choses sur mon chemin… des constats, des expériences. Des conflits plus ou moins féconds avec des cohabitants. L’un qui date de 2015 avec Mélanie, explosif ! Nous avons plusieurs fois tenté de discuter pour régler le problème entre nous : nous avons vidé notre sac, monté la voix, claqué les portes… Un autre plus récent avec Bruno. Plus détourné, pas de haussements de voix, esquives, laisse couler, ça passera… Au final le conflit explosif avec Mélanie s’est transformé et nous sommes redevenus amies, même proches. Avec Bruno… bof. Une sorte d’indifférence s’est installée , peu de confiance demeure, peu d’échanges. La vie, me direz-vous ! Peut-être.

Un autre conflit, en milieu professionnel celui-là, m’a particulièrement surpris. Malgré une collaboration ancrée dans l’authenticité et l’ouverture de nombreux espace de “feed-backs”, je me suis aperçue que de nombreux non-dits persistaient et ont conduit à la fin de ce partenariat. La faute à la bienveillance ? A des masques professionnels?

Et puis en juin 2022 j’ai découvert le Processwork, lors d’une semaine de pratique intensive avec Denis Morin, Sophie De Bryas et Maurice Brasher. C’était étrange : je me suis inscrite à ce stage sans savoir où je mettais les pieds. J’ai suivi les recommandations d’une amie et collègue de confiance, et voilà. Je me suis sentie appelée. Ce fut une révolution à plusieurs niveaux. Je ne me sens plus la même depuis.

Quelques principes / philosophie du Processwork

Pour Arnold et Amy Mindell, un conflit passe par 4 étapes (graphique réalisé par la coopérative Oasis) :

  1. le déni : “quoi ? Un conflit ? Mais non, il n’y a pas de conflit !”
  2. l’accusation de l’autre (le chacal en CNV) : “c’est de sa faute, sale c** !”
  3. prendre sa part de responsabilité dans le conflit, se mettre à la place de l’autre : “je vois, je comprends ce que l’autre ressent”
  4. se détacher du conflit en voyant ce qui se joue en nous avec l’effet miroir : “Ah, je comprends, c’est à cause de cette blessure en moi depuis l’enfance…”

Je vois de manière flagrante à quel point notre société, et peut-être encore plus le milieu dans lequel je travaille, ne nous invite pas à aller dans la phase 2. En CNV le chacal s’exprime à l’intérieur de nous, mais nous sommes invités à ne pas exprimer oralement les jugements à l’autre. Ça risquerait d’être violent, exagéré, ça ne peut pas être entendable/compris par l’autre… cela ne ferait qu’ aggraver la situation.

Et là Arnold Mindell, qui gère des conflits depuis des années y compris des conflits entre des Etats en guerre, nous dit que l’énergie qu’il y a dans le conflit sert à transformer le conflit. Autrement dit, l’énergie qui se dégage dans la phase 2 permet d’avancer vers les phases 3 et 4. Intéressant… dans mon cas personnel, cela expliquerait la transformation du conflit entre Mélanie et moi, et non celui avec Bruno.

Dans le Processwork, les Mindell invitent à une parole libérée. Tout est possible : lever le doigt ou couper la parole, crier ou chuchoter, hurler ou pleurer, parler fort ou se mettre en boule dans un coin, insulter ou se moquer. Seule la violence physique n’est pas autorisée. Ensuite, tout se joue dans la capacité du facilitateur à donner la parole à ceux qui ne s’expriment pas, à mettre en lumière/en conscience des signaux faibles, comme ceux qui manifestent physiquement un avis contradictoire. Attention, si la violence verbale est autorisée, elle n’est cependant pas souhaitable/encouragée, c’est à dire qu’elle est accueillie mais pas provoquée volontairement.

Autre précision : quand quelqu’un prend la parole, ce n’est pas la personne qui parle, mais un rôle joué par la personne, un rôle dans le système composé par le collectif. Il n’y a donc pas de confrontation entre unetelle et untel mais entre les rôles qu’ils incarnent à un instant donné, leurs perspectives, leurs positions. Cette manière de voir les choses permet de se détacher des conflits interpersonnels et de ne pas « prendre pour soi » les reproches, les insultes, les jugements. Dans le processus, ce ne sont que des rôles qui se parlent et expriment des points de vue. Et finalement chacun peut sentir en lui s’il est d’accord ou pas avec les différents rôles, aussi contradictoires soient-ils. Avez-vous déjà pris conscience des avis contradictoires que vous avez en vous ? Des points de vue des différentes parts qui vous composent ? (Si vous ne connaissez pas, regardez du côté de l’IFS, Internal Familly System, ou lisez le 3eme tome de Art-mella« Emotions : mode d’emploi » qui l’explique très bien).

Les processus convergent et ça vibre en moi

Enfin, un ami m’a partagé une technique de gestion de tensions (ou charges) qu’il avait vu dans un stage de “ManKind Project”. La personne qui se sent « chargée » à cause d’une émotion déclenchée par le comportement d’un autre membre, propose de traiter son problème en collectif. Il est invité à aller au centre du cercle, et de tenir un grand bâton vertical qui fait le lien entre la terre et le ciel. L’autre personne en conflit est placée en face et tient également le bâton. Les deux personnes gardent le contact visuel pendant tout le démarrage du processus. La personne à l’initiative, commence par poser son intention puis décharge alors ce qu’elle a à dire, en exposant d’abord les faits, puis les jugements puis les émotions. La personne en face ne répond pas, elle a été invitée à se protéger via un bouclier énergétique. Les deux protagonistes peuvent demander le soutien d’une autre personne à n’importe quel moment. Les facilitateurs aident à trouver les mots justes : le bon jugement, pas d’insultes. Ils n’y vont pas par le dos de la cuillère, l’intention étant de dire sa vérité, en toute authenticité et en toute sécurité. Puis les facilitateurs procèdent à un retournement progressif en demandant s’il a déjà vécu cette émotion, ce que cela lui évoque en lien avec son histoire, où se trouve l’émotion dans son corps, quelle blessure est ravivée, etc. Et peu à peu la personne se réapproprie ses projections. (L’ensemble du processus est détaillé dans ce document, p60 “Clearing”)

Attention, je n’explique pas ce processus ici pour qu’il soit pratiqué en autonomie par un groupe. Il me semble dangereux d’utiliser un tel outil sans un accompagnement expérimenté. Le déroulé de ce processus me parle beaucoup. Il se rapproche de « The Work » de Byron Katie ou de l’innerwok d’Arnold Mindell. Cela permet, de ce que j’en comprends, de retourner la situation et de comprendre l’effet miroir qui se joue en lui. L’effet miroir c’est voir en l’autre les choses sur lesquelles nous avons à travailler nous-même. Ces blessures qui viennent nous titiller.

Je ne suis experte en aucune de ces techniques, mais j’adore faire des ponts entre les différentes théories et pratiques. J’explore, j’expérimente, je lis, j’approfondis. Les choses se croisent et s’alignent en moi. Mon constat (dans ma tête et dans mon corps) est que cette phase 2, celle de l’accusation de l’autre, est importante et doit être verbalisée. Évidemment cette phase d’accusation est délicate car peut être vécue comme violente. Mais si nous tentons parfois de verbaliser d’une manière non violente, ne pourrions-nous pas nous entraîner à accueillir de manière à ne pas vivre l’accusation comme violente ? En effet nous sommes des émetteurs et récepteurs… nous pouvons choisir d’entendre l’autre sans nous braquer, sans prendre pour nous, en nous préparant. En comprenant et intégrant l’effet miroir, c’est tout à fait possible. Je peux reconnaître que j’ai joué un rôle de stimuli dans le processus, mais la colère parle de l’autre, ce sont “ses affaires” comme dit Byron Katie. 

Je pense que cela peut s’apprendre et nécessite parfois d’aller explorer nos propres parts d’ombre. Une formation en CNV aide à cela : à la fois formuler clairement en dissociant faits/ressentis/besoin, mais aussi en apprenant à écouter l’autre et à lire les besoins qui se cachent derrière.

Des petites techniques permettent de le faire sans partir en cacahuète. Moi j’aime bien la méthode ultra simple du 5min/5 min : chacun à 5 minutes pour parler à tour de rôle. Comme l’autre n’a pas le droit de réagir, même si on l’insulte, même si on est très en colère, ça n’explose pas, et l’énergie explosive retombe très vite. La méthode DESC en coaching est aussi très efficace et plus à la portée de tout le monde pour faire un feed-back.

La bienveillance est-elle un privilège ?

J’aime aussi beaucoup la théorie des rangs (encore un travail des Mindell). Ce sont toutes les choses qui nous donnent des privilèges, que ce soit culturel (être blanc, être un homme, être éduqué, etc.), psychologique (avoir de l’estime de soi, être sorti d’un trauma, savoir bien parler en public, etc.) ou spirituel (voir la vie comme un jeu, accepter ce qui nous arrive, etc.). Et par exemple savoir gérer / accueillir / contenir ses émotions, est un “privilège” donné à certaines personnes qui ont travaillé sur elles ou ont eu un cadre familial qui leur a permis d’y arriver. En bref, tout le monde n’y arrive pas. 

Je revois mon malaise à demander au Sénégalais que nous hébergeons dans mon collectif, d’éviter les explosions de colère car « ça ne se fait pas chez nous ». Comment pouvons-nous accueillir les injustices que vit cet homme sans domicile fixe, sans papier, sans travail ? Ne serait-ce pas normal alors de penser qu’avec nos privilèges nous sommes davantage en mesure d’accueillir sa colère, aussi violente soit-elle, que lui de la contenir ? Et plus globalement, est-ce que les habitats participatifs qui se veulent « à mixité sociale » peuvent garantir une réelle ouverture si la bienveillance est de rigueur ? Je crois de plus en plus que la bienveillance (dans sa forme d’expression polissee) de la communication nécessite un cheminement et que l’imposer dans un groupe engendre une certaine discrimination sociale, voir une censure, une forme d’oppression.

groupe en tension

Authenticité et souveraineté : des disciplines olympiques ?

J’accompagne des groupes dans la gestion de leurs conflits et je vois souvent les dégâts des non-dits. Pour moi il y a un vrai enjeu à savoir dire avec authenticité à la fois ce qui va et ce qui ne va pas. Dans un groupe que j’ai accompagné, la procédure d’intégration d’un nouveau membre passe par un avis du noyau principal, sans la présence de la personne. J’ai eu l’occasion de discuter avec Victor qui avait reçu un avis plutôt défavorable à sa demande d’intégration. Son intégration est donc “suspendue”. Sans savoir qui avait des griefs contre lui, ni savoir ce qui lui était reproché, il doit investiguer auprès de l’ensemble des membres du groupe. S’ensuit un mélange d’émotions : paranoïa, « qui m’aime ? Qui ne m’aime pas ? », manque d’authenticité, « je ne vais pas dire ça, ça ne va pas plaire… », désespoir « je dois aller discuter avec les 15 personnes pour trouver la ou les personnes qui me reprochent des choses ». Mais il est vrai que faire une réunion avec Victor où chaque membre du groupe exprimerait ses joies et ses réticences à son entrée est un moment mobilisant pour tout le monde. Mais tellement plus sain au final, d’après moi et plus constructif.

Plus j’avance dans mon métier et mes réflexions et plus la notion d’authenticité prend corps. Pour arriver à exprimer un point de vue authentique, il faut bien se connaître, savoir où se trouvent nos propres limites. D’après William Schutz dans L’élément Humain l’authenticité nécessite 2 mouvements : un temps d’authenticité de soi à soi, je rentre en moi et je tente de comprendre ce qui se passe, d’où ça vient, et puis un temps d’authenticité de soi à l’autre lorsque je dévoile ce qui se joue en moi – et c’est moi qui choisi jusqu’où je dévoile. (Remarque pour les puristes : dans son livre « L’Elèment Humain » il parle de « vérité », mais le mot « authenticité » me semble plus juste). 

De mon expérience, quand je parle et me dévoile avec authenticité, donc après une investigation interne, je remarque plusieurs choses:

1. c’est super dur de dévoiler ! Je me sens toute nue

2. Si je m’exprime dans ma vulnérabilité, même si la formulation n’est pas au top de la CNV, c’est entendable par l’autre car je parle de moi.

Et donc j’en arrive au 2eme terme qui me parle énormément : la souveraineté. Quand chacun connaît ses limites et sait les poser avec assertivité (= sans sur-émotion), alors quel bonheur ! Je n’ai pas besoin de faire des projections sur ce que pense l’autre. « Il a dit oui, mais je sens que c’est non, en fait… alors je vais faire en sorte de ne pas le blesser… » Ben non, plus de tralala ! Quand on est souverain, un oui c’est oui et un non, c’est non. Nous sommes tous des icebergs : une part visible toute petite et plein de choses qui se jouent dans l’invisible. Si je vais explorer mon propre iceberg et que je le verbalise, alors l’autre peut agir en conséquence. 

La souveraineté, c’est comme le consentement, ce n’est pas inné, ça s’apprend. Et dans le domaine l’idée est de commencer à notre niveau. 

La souveraineté est pour moi une véritable clé d’un vivre-ensemble fluide… mais ce n’est pas simple, cela se travaille individuellement et collectivement. S’autoriser à être soit en ayant confiance que l’autre verbalise ses limites si elles sont franchies. Arrêter de perdre de l’énergie dans les projections/ interprétations qui cherche à deviner les profondeurs de l’autre, tout en étant doux avec la démarche : tout le monde n’est pas à l’aise avec la souveraineté… Là encore c’est un chemin, un “privilège”. Le collectif peut aider chacun sur ce chemin de la verbalisation : ceux qui sont à l’aise montrent l’exemple et peu à peu la confiance et l’authenticité s’installe. Alors les choses se disent naturellement quand elles arrivent, chacun sait reconnaître sa part de responsabilité, les ajustements se font en direct, sans vague (ou presque).

Voilà pourquoi, en tant que facilitatrice de groupe, je prône l’authenticité et la souveraineté et j’aide les groupes à grandir sur ces sujets. La pratique de la CNV à sa place là dedans : c’est un outils très puissants que j’utilise pour aider les personnes à reformuler des phrases « chacal » en phrases entendables. Ces réflexions m’invitent à revisiter le cadre de confiance que j’utilise quand j’anime une réunion et de troquer la “bienveillance” par « Authenticité /mieux vaut une phrase mal dite que pas dite » et « bienvenue aux émotions ».

Merci à ludovic Gicquel et Olivier Chaput pour leurs relectures et échanges sur le sujet.

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